De l’enfermement à l’ouverture d’un espace
Par François Rosselet - 1er décembre 2015
En s’appuyant sur son expérience clinique, l’auteur évoque diverses expressions de la souffrance spirituelle. Il propose ensuite, en s’inspirant des travaux de ses collègues suisses, différentes ressources spirituelles pouvant être mobilisées.
« Depuis que je suis malade, ma vie est devenue plus profonde qu’avant », me dit Roland1. « Et dire qu’il faut que je sois malade comme ça pour découvrir tout l’amour que mes enfants me portent », dit Lina. « J’ai tellement souffert, je ne pensais pas qu’on pouvait souffrir à ce point; tout est pénible, maintenant », me dit Nadine. La maladie, quand elle survient, provoque un séisme existentiel, une remise en question spirituelle fondamentale. Et ce questionnement est d’autant plus violent qu’il s’agit d’une maladie grave, évolutive et mortelle. Je travaille comme « aumônier » (« accompagnant spirituel » ou « intervenant en soins spirituels ») dans une maison spécialisée en soins palliatifs, la Fondation Rive-Neuve, à Blonay, en Suisse2. À ce titre, je suis quotidiennement confronté à ces remises en question radicales, quand il faut traverser la souffrance spirituelle et tenter de se reconstruire un monde. En ce sens, la maladie grave est moins une « occasion » ou une « opportunité » de repenser sa vie qu’une vraie convocation dans les questionnements les plus profonds. La personne malade n’a pas le choix, les questions spirituelles lui « sautent à la figure »3. Car, au moment du diagnostic et au cours de l’évolution de la maladie, c’est bien le monde connu et ses fondements qui s’écroulent. Il n’est désormais plus possible de s’accrocher à du connu (ou si peu). Cela se manifeste de plusieurs manières : la vie perd son sens (« pourquoi moi? ») ; on ne sait plus qui l’on est (hormis « un malade » !); les valeurs qui conduisaient la vie perdent de leur pertinence (« à quoi bon? »); et la croyance, quelle qu’elle soit, est radicalement réinterrogée (« vous avez dit : un Dieu d’amour? »). Et nous trouvons ici réunies les caractéristiques de la souffrance spirituelle telles que définies dans le cadre de l’outil STIV, que nous pratiquons en Suisse romande4, et qui investigue le rapport à la spiritualité selon quatre dimensions : le « sens », la « transcendance », les « valeurs » et « l’identité ».
La souffrance… et les ressources spirituelles
En matière de spiritualité, il faut se demander si celle-ci doit être vue comme une certaine dimension de nos expériences, qui vient s’ajouter aux autres, ou comme une dimension plus générale, qui serait comme l’arrière-fond de signification et de sens qui sous-tend toutes les autres. Je commencerai donc par envisager la spiritualité comme étant l’une des dimensions de la relation d’aide, avant d’élargir le focus à la spiritualité en tant qu’arrière-fond global de nos expériences et de nos épreuves. C’est la question que pose Marie-Sylvie Richard : « La souffrance spirituelle est-elle une composante de la souffrance ou constitue-t-elle son arrière-fond? »5 Je m’empresse de le dire ici : ces deux visions ne se contredisent pas. Les deux points de vue sont vrais, à mon sens, et amènent chacun leur moisson d’observations et de découvertes.
La particularité de la souffrance spirituelle, c’est qu’elle peut se dire en des mots très simples et très quotidiens, et qui pourtant cachent des questionnements beaucoup plus fondamentaux. C’est d’ailleurs, selon mon expérience, l’une des caractéristiques de la spiritualité que de se vivre et se dire dans des aspects très concrets et simples de l’existence, mais qui ouvrent sur des hauteurs vertigineuses et des profondeurs abyssales! L’intervenant en soins spirituels, comme tout soignant d’ailleurs, sera attentif à écouter à l’arrière-fond des mots les plus simples, les harmoniques spirituelles fondamentales qui les sous-tendent; il entendra derrière les mots du quotidien le trouble et la quête spirituels qui s’y révèlent. Dans son accompagnement, il sera tout aussi attentif à mettre au jour les ressources spirituelles, de la même manière qu’il investiguera la souffrance ou « détresse spirituelle »6.
La souffrance spirituelle à la lumière de l’outil STIV
Première dimension | le sens
Max est comme suspendu, il a en quelque sorte déserté sa vie, il attend… que ça finisse. Plus rien n’a de sens, et sa vie entière lui apparaît comme dénuée de perspective et de signification. Très concrètement, cette souffrance-là se donne à entendre dans un sentiment de vide, d’absurdité, comme une perte de tout ce qui donnait consistance à la vie : « Pourquoi ça? », « Pourquoi moi? », Pourquoi maintenant? »; à partir de ces questions très concrètes, l’accompagnement va consister dans une écoute qui permette à l’autre de revisiter et de raconter sa vie – et quand on raconte sa vie, on la reconstruit! – recevant ainsi la possibilité de retrouver toujours à nouveau, mais sous un angle différent, le sens profond de son passage sur cette terre et dans cette vie. L’expérience spirituelle consiste là à relier la douleur présente à la vocation de toute une vie7, pour mieux renouer avec elle, et en se laissant aussi porter par ce qui a été accompli dans le temps de sa vie. Ce travail spirituel va permettre d’habiter sa vie actuelle, de la réinvestir, d’y trouver un sens, en un mot : de mettre de la Vie dans la vie, même quand on se trouve dans une maison de soins palliatifs!
Deuxième dimension | la transcendance
« Même Dieu ne sait pas où je vais après ma mort », me dit Liliane. La souffrance spirituelle prend ici la forme d’une cassure, d’une coupure avec ce qui a constitué le fondement de la vie, la croyance profonde. La personne se sent séparée de la transcendance, quel que soit le nom qu’on lui donne. Dans sa version chrétienne, c’est le sentiment d’abandon total que ressent le Christ sur la Croix (cf. Psaume 22,1 :« Seigneur, Seigneur, pourquoi m’as-tu abandonné? »8. Le chemin spirituel consiste alors à revisiter ses représentations de Dieu. D’autre part, j’ai souvent rencontré des personnes qui réalisaient soudain qu’elles avaient une pratique religieuse qu’elles jugeaient trop extérieure, pour ne pas dire conventionnelle ou formelle. Le chemin spirituel est alors celui d’une intériorisation de la pratique, une sorte d’ « évangélisation des profondeurs », pour reprendre l’expression de Simone Pacot9. Ainsi, une personne malade me dit récemment: « Avant, je faisais mes prières; maintenant, je fais mes conversations »! Tout un chemin…
Troisième dimension | les valeurs
Devant l’irruption de la maladie grave, force est de constater l’obsolescence de certaines valeurs qui, il y a peu, étaient considérées comme évidentes dans la vie, au profit de valeurs plus profondes et plus essentielles10 : « Dites-leur àmes proches que dans ma vie, j’ai surtout aimé. » Je le vois souvent, c’est l’amour qui devient la valeur suprême àmesure que l’on avance dans le parcours de la maladie. Comme si toutes les autres valeurs devenaient d’un coupsuperficielles: la notion d’avoir pâlit devant la qualité d’être, et l’amour devient LA valeur. « Je crois que dans une vie humaine, le plus important c’est d’apprendre à donner et à recevoir de l’amour; tout le reste vient après », me dit Christian. En somme, les valeurs matérielles de réussite et de succès perdent de leur importance devant les valeurs spirituelles, à la manière de Christiane Singer quand elle dit : « L’amour n’est pas un sentiment. C’est la substance même de la création11. »
Quatrième dimension | l’identité
Encore des mots simples pour dire cette souffrance-là : « J’encombre », « Je ne sers plus à rien », ainsi que le plus récent « Je coûte trop cher! » Les mots sont parfois plus durs: « Je me sens comme un rat mort ». Si l’on écoute bien, derrière ces mots se cache la sensation de n’être plus reconnu comme une personne à part entière, ou de ne plus se reconnaître soi-même, du fait de la maladie, comme quelqu’un d’unique ou de précieux. La grande question spirituelle se pose alors en ces termes, et c’est l’objet même de la quête : « Qui suis-je quand je ne suis plus rien? » Ici, l’accompagnement spirituel commence par le fait d’être vraiment là, dans un présent qui devient un présent (cadeau) pour l’autre : « Je me sens quelqu’un, parce qu’on s’arrête vers moi et qu’on m’écoute. » La famille joue également là un rôle essentiel. Mais le chemin passe aussi par les soins, quand la personne se sent non plus objet des soins, mais sujet du soin. C’est un vrai retournement : « Maintenant, j’existe! »
Au terme de ce premier survol, on voit bien que nous pouvons considérer la souffrance spirituelle comme l’une des composantes de la « souffrance totale » (Total Pain) élaborée par Cicely Saunders12. En tant que telle, elle possède certaines particularités et spécificités à côté de la souffrance physique, psychique ou sociale. Pourtant, mon expérience de l’accompagnement me conduit aussi vers une autre vision de la souffrance spirituelle, plus englobante.
La souffrance au cœur de l’être
« La raison plus profonde pour laquelle nous avons peur de mourir, c'est que nous ne savons pas qui nous sommes13. » Au sens le plus englobant, la souffrance spirituelle consiste en la perte de la relation avec la source (ou : la Source), avec le fondement de toutes choses, quel que soit le nom qu’on lui donne14. Nous ne savons alors fondamentalement plus « qui » nous sommes. N’ayons pas peur des mots : il s’agit ici de notre dimension d’éternité, au sens où « il y a en chacun de nous quelque chose qui ne meurt pas, quelque chose qui échappe au temps et qui a à voir avec le silence. Et cela peut s’expérimenter », dit Jean-Yves Leloup15. Pour employer un mot moins connoté que « éternité », on peut parler du « mystère » de chaque être, au-delà de toute représentation.
À ce niveau, la souffrance spirituelle consiste en la perte du « Je Suis »16 qui est cette identité spirituelle fondamentale, au-delà de toutes les identifications et des petits « je » dont nous avons aussi besoin chaque jour pour nous construire une vie qui fonctionne... L’accompagnement ici consiste à permettre à l’autre de faire l’expérience du « Je Suis » au-delà de tous les « je suis ». C’est à partir de ce « Je Suis » essentiel, et sous son regard, que se reconstruisent le sens, la transcendance, les valeurs et l’identité. Ainsi, comme le dit encore Jean-Yves Leloup : « La maladie peut être l’occasion de révélation du sujet au-delà de la maladie qu’il n’est pas, l’occasion de manifester le« Je Suis » en nous17. »
C’est le chemin spirituel que Solange me résume de manière si frappante : « Jusqu’ici [dans un hôpital de soins aigus], j’avais l’impression d’être comme une ribambelle de rondelles de saucisson. Depuis que je suis ici, je suis de nouveau entière… »
Et, au bout du chemin de la vie, au bout de la quête spirituelle, c’est ce silence que je rencontre dans une chambre où une femme accompagne son mari dans le simple silence de sa présence, un silence d’au-delà des mots, un silence d’après les mots, quand l’essentiel a été dit et que le simple « être là » ensemble donne à sentir une densité, voire même le caractère sacré d’un infini présent. Mystère de ce qui se partage dans ces moments… au-delà de nos raisonnements et de nos mots.
C’est ainsi qu’ultimement, au-delà des analyses, des grilles savantes et de notre savoir de soignant, nous sommes comme plongés dans ce « nuage d’inconnaissance » dont parle un auteur médiéval anonyme18. À titre d’illustration et d’expérience à vivre, que se passe-t-il quand l’on reste assis à côté d’une personne que l’on a accompagnée pendant quelques semaines et qui se trouve maintenant dans le coma? Rester là, être là, ÊTRE là, être LÀ. Dans la foi, comprise, selon le mot d’Éric-Emmanuel Schmitt, comme « la capacité d’habiter le mystère avec confiance ».
Et maintenant?
Le maître mot du cheminement spirituel est « ouverture », dans le sens d’un élargissement de la perspective. Et c’est ce que vivent beaucoup des personnes que j’accompagne. En termes de signification et de sens, c’est chercher le sens, non pas de la souffrance ou de la maladie en elle-même, mais plutôt d’une vie humaine dans laquelle, entre autres choses, « il y a » maladie et souffrance. En termes de transcendance, c’est renouer avec une vision plus large de « Dieu » vu comme source, origine et aboutissement d’une vie qui dépasse la seule vie personnelle sur cette terre. En termes de valeurs, c’est renouer avec des valeurs plus fondamentales qui transcendent des valeurs plus immédiates et/ou superficielles. Enfin, en termes d’identité, c’est ne pas limiter son identité à celle d’un malade (« je suis ma maladie »), pour ouvrir la perspective sur un « Je » plus vaste que la maladie (« J’ai une maladie et je ne suis pas cette maladie »), et jusqu’à s’ouvrir à ce qui fonde mon « Je Suis » éternel.
En somme, le soin spirituel le plus simple et le plus profond en même temps, c’est de donner de l’espace. L’accompagnement, en ce sens, c’est ouvrir, montrer, faire sentir, un espace pour l’autre, un espace pour laisser se déployer chaque question, chaque souffrance sans vouloir automatiquement y répondre ou la réparer, mais pour la laisser être elle-même, avec respect. C’est ici également que la spiritualité se montre bien comme une dimension englobante, qu’il s’agit non pas seulement de comprendre, mais avant tout d’expérimenter. C’est là la quête de chaque personne malade et de chaque proche, ainsi que celle de chaque soignant.
Notes
1 Tous les prénoms sont fictifs.
2 Son site Internet : www.riveneuve.ch
3 Le seul choix qui lui reste, et il est essentiel, c’est de ne pas en parler ou de choisir avec qui et quand en parler.
4 On trouve un résumé de cette approche dans : MONOD, Stéfanie. 2012. Soins aux personnes âgées. « Intégrer la spiritualité? », Bruxelles, Lumen Vitae (Soins et Spiritualités, 2).
5 RICHARD, Marie-Sylvie, 2001, « La souffrance globale », in : JACQUEMIN, Dominique et al., op cit : p. 119
6 Un travail reste à faire ici : la mise en place et la validation d’un outil d’évaluation des ressources spirituelles aussi fin que ne l’est le STIV pour la détresse spirituelle!
7 Cf. le livre de Jean Monbourquette : À chacun sa mission. 2001. Paris, Bayard.
8 À ce titre, la souffrance du Christ sur la croix est la souffrance archétypale : une sensation profonde d’abandon, de déréliction, de coupure d’avec la Source.
9 PACOT, Simone. 1997. L’évangélisation des profondeurs, Paris, Édition du Cerf (Épiphanie).
10 C’est ainsi toute la hiérarchie des valeurs qui est revisitée en vue de l’établissement de nouvelles priorités.
11 SINGER, Christiane. 2007. Derniers fragments d’un long voyage. Paris, Albin Michel : p. 41
12 La pionnière et la fondatrice du mouvement des soins palliatifs au St-Christopher’s Hospice, à Londres, en 1967. Cf. FRINGS, Marie. « La dimension spirituelle des soins palliatifs chez Cicely Saunders », in : JACQUEMIN, Dominique et al., Manuel de soins palliatifs, Paris, Dunod : p. 569-578
13 DOWLING SINGH, Kathleen. 2000. The Grace in Dying. New York, HarperSanFrancisco : p. 104, traduction personnelle.
14 Pour Ken Wilber, épistémologue américain, il n’y a en réalité pas d’athées : demandez à quelqu’un quel est pour lui le fondement de toute réalité, il vous répondra « la matière », « la raison », « la conscience », « le Cosmos », etc. La personne vient ainsi de vous nommer « son » Dieu, et vous savez désormais avec quoi travailler et quelle est la dimension qui l’inspire…
15 Notes d’un séminaire de Jean-Yves Leloup à Crêt-Bérard (Suisse) en juin 2015.
16 Le fondement du « Je Suis » se trouve dans Exode 3,14…
17 LELOUP, Jean-Yves, op cit.
18 Anonyme, Le Nuage d’Inconnaissance. 1977. Paris, Seuil (Points Sagesse).
François Rosselet est pasteur dans l’Église réformée du Canton de Vaud en Suisse. Il travaille comme « aumônier » (intervenant en soins spirituels) dans une maison de soins palliatifs, La Fondation Rive-Neuve. Il est également conférencier et formateur dans le domaine de l’accompagnement des personnes en fin de vie. Il collabore régulièrement à la Revue Internationale de Soins Palliatifs (RISP), publiée à Genève, dont il est par ailleurs membre du comité de rédaction. Il participe à des groupes de travail consacrés aux soins palliatifs au niveau fédéral. Il travaille à intégrer la dimension spirituelle dans la pratique des soins. Enfin ses recherches actuelles visent à mettre en lien les pratiques médicales des amérindiens et la clinique palliative occidentale.